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L’humanité en apprentissage

Le visage de l’école a changé et ne cesse de changer...
Une réflexion proposée par Monsieur Rosi

L’humanité en apprentissage

Le visage de l’école a changé et ne cesse de changer. Sans doute depuis que l’école — l’école « moderne », celle de l’enseignement obligatoire — existe. J’ai été frappé, un jour, par une série de photographies qui égrenaient, année après année, les différentes promotions de je ne sais plus quel athénée, de je ne sais plus quel institut ; cela sur une bonne dizaine d’années. Il y avait là, à un moment donné, une césure, une césure visible, nette, frappante : la fin des années soixante délimitait avec une violence symbolique inouïe (inouïe pour quiconque aurait été naïf) un avant et un après. L’avant : c’étaient les cheveux coupés ras, les nœuds de cravate. L’après : c’étaient, soudain, les cheveux longs, les têtes hirsutes, les cols ouverts, les jeans. Probablement, la même expérience pourrait se répéter en d’autres moments forts de notre histoire contemporaine, et à propos d’autres enjeux que ceux — un peu futiles, j’en conviens — de la chevelure ou des cols de chemises : ainsi, le passage à la mixité sexuelle a certainement dû (j’avoue ne pas m’en souvenir, ayant baigné d’emblée dans une école secondaire mixte à la fin des années septante) être lui aussi tout aussi « brutal ».

Il en irait de même ainsi, pour peu qu’on prît la peine de feuilleter un album de photographies comme celui que j’évoquais quelques lignes plus haut, avec certains types d’origines socio-culturelles aisément identifiables. L’on constaterait à coup sûr, et avec beaucoup d’évidence, en tout cas dans la plupart des écoles bruxelloises, certains bouleversements qu’annonçaient déjà en leur temps les enfants d’immigrés italiens, espagnols, grecs ou portugais, mais qui se sont accélérés depuis lors. Les racines de nos élèves puisent allègrement, aujourd’hui, aux quatre coins de la planète. Il y a eu, depuis une vingtaine d’années, une puissante multiplication de cette diversité d’origines.

Cet exercice d’observation serait cependant moins aisé si l’on souhaitait prendre en compte le critère économique. Les jeunes issus des classes dominantes se distinguent-ils au premier coup d’œil de ceux issus des classes sociales dominées (n’hésitons pas à user de ce terme, qui a le mérite, à la différence du discret « défavorisé », d’être clair et de ne pas tourner autour du pot) ? J’en doute. Notre regard devrait se faire, dans ce cas, plus aiguisé, sans qu’on soit vraiment sûr que tel rhétoricien est un bourgeois et que tel autre ne l’est assurément pas… (Osons l’hypothèse qu’à ce petit jeu, nous aurions même de fameuses surprises !)

Où est-ce que je veux en venir ? À l’idée toute simple que l’interculturalité est une réalité qui fait partie intégrante de la sphère de l’école « moderne ».

L’interculturalité fait partie intégrante du monde scolaire, « génétiquement » si on peut dire. Avec la nuance, fondamentale, qu’il s’agit d’une réalité mouvante  : une réalité changeant de visage, modifiant ses dimensions, substituant de nouveaux enjeux à des questionnements périmés ou euphémisés (les frontières ethniques, par exemple, ont escamoté les fossés socio-économiques dans la plupart des commentaires de « l’universel reportage », comme dirait Mallarmé, sur l’école), une réalité changeant même de valeur dans le discours dominant (le côté « chic » et « sympa » du multiculturel tend ainsi à devenir la norme dans les commentaires sur l’école et les « missions » qu’on lui impute)…

L’école est en fait une institution interculturelle par essence, à partir du moment où elle est le miroir, relativement fidèle, d’une société saisie dans sa globalité. Seulement, son caractère interculturel évolue, se modifie, à la fois selon les données qu’il implique (tel ou tel type d’immigration) et selon la perception qu’on en a et les valeurs qu’on lui confère.

On le voit : avant d’essayer d’identifier les problèmes que peut poser l’interculturalité à l’école, encore faut-il savoir de quoi on parle lorsqu’on manipule cette dernière notion. Parle-t-on de réalités socio-culturelles, socio-économiques — ou de folklore ?

Prendre conscience de la complexité impliquée par cette notion est déjà une avancée en soi, me semble-t-il. Et cela même si l’on ne va pas jusqu’à vouloir articuler entre elles les multiples facettes de la question ni jusqu’à essayer de décider lesquels des conditionnements socio-culturels ou socio-économiques priment sur les autres. Se dire que derrière telle frontière ethnique peut se trouver une frontière culturelle ou une frontière économique, en étant conscient à l’inverse que toute frontière économique peut avoir la valeur d’une frontière culturelle, c’est déjà très important et permet d’avoir une analyse plus juste (au sens moral du terme) de la situation scolaire des élèves.

Plus juste puisqu’une telle analyse prend en considération plusieurs facteurs, sans s’arrêter au plus patent, qui est souvent aussi le moins pertinent. En effet, le problème le plus grave que pose aujourd’hui la diversité des profils d’élèves, diversité assurément plus accentuée que naguère, est précisément la difficulté face à laquelle se trouve une équipe pédagogique lorsqu’il s’agit de comprendre l’échec d’un élève et de tenter de lui donner des pistes pour y remédier. Se limiter à l’évidence (le « manque de travail », l’« abstraction difficile »…), c’est la façon la plus sûre de ne pas aider efficacement l’élève à résoudre cet échec ; creuser cette évidence, lui chercher des causes plus profondes, c’est vouloir être juste. C’est comprendre que les productions insatisfaisantes d’un élève sont le fruit d’un contexte tout autre au plan des références culturelles, au plan des habitudes familiales, au plan de certaines réalités plus triviales (liées par exemple au type d’habitat)… C’est comprendre que la faiblesse de ces productions s’explique aussi par cet ensemble complexe de conditionnements dont il faut tenir compte, mais qui ne peuvent tout expliquer ni excuser.

En somme, l’interculturalité est une réalité qui propose aux professeurs des types d’élèves si différents, où les différences peuvent se révéler être autant d’écueils sur la voie de la réussite (cette dernière ayant des normes qui sont, en partie, le reflet d’un certain point de vue, d’une certaine culture). Il est vrai par ailleurs que l’interculturalité est aussi une richesse sauvant la vie scolaire d’une monotonie stérile, donnant sinon tout son prix, du moins une bonne part de ce dernier, au travail de l’enseignement.

Néanmoins, la conscience du caractère interculturel fondamental de la sphère scolaire ne doit pas escamoter le fait, bien réel, qu’il existe un large dénominateur commun entre les élèves.

En effet, le danger serait le suivant : à vouloir trop identifier des frontières, quelles qu’elles soient, on risque tout simplement de refuser, involontairement ou non, de mettre en avant, de mettre en valeur ce que tous les élèves ont en commun : leur humanité et leur rationalité. Or, ici l’école n’a pas le choix. Elle est nécessairement une plate-forme ; elle trace nécessairement un espace commun à tous, qui est comme le prototype ou le modèle réduit de cet espace commun élargi qu’est la société.

Ainsi, l’école, pour accomplir pleinement sa mission, doit être universaliste et refuser de s’engouffre dans les impasses de l’anthropocentrisme ou du relativisme. Autrement dit, elle doit avancer et défendre des valeurs — les valeurs les plus justes, donc les plus humaines, possibles.

Contentons-nous de pointer deux de ces valeurs : la langue et le rapport à la sphère religieuse.

La langue, la langue de l’enseignement, est certainement l’outil le plus précieux que nous ayons à transmettre à nos élèves ; c’est non seulement lui qui les mènera avec le plus d’efficacité jusqu’au bout de leur parcours scolaire, mais c’est lui aussi qui contribuera largement à déterminer leur future position dans la société. Travailler à la maîtrise de cet outil est donc une priorité absolue.

Lieu commun qu’une telle observation ? Sans doute. Cependant, quand on constate la faiblesse extrême d’un nombre croissant d’élèves dans le cadre du premier degré commun du secondaire, donc d’élèves en possession théoriques de certains « socles de compétences », on ne peut que s’étonner qu’un tel lieu commun n’ait pas plus d’impact, ne soit pas plus opérant. Et puis… ce n’est pas parce qu’on dit qu’il s’agit là d’une priorité, que « les professionnels de la profession » agissent nécessairement en ce sens. On pourrait même aller jusqu’à dire que plus on parle d’un questionnement, plus on l’enraie en ne se contentant, justement, que d’en parler… Bref, travailler sur la langue française est une action capitale, qui ne doit négliger aucun aspect. Ainsi, l’on songera à interdire la pratique d’autres langues sous le toit de l’école ou du préau (même si une telle interdiction a un petit relent rétro…) ou veiller à ne pas escamoter dans tous les cours l’évaluation des compétences transversales liées à l’expression. Et cætera.

Défendre des valeurs revient à faire des choix. À oser avancer un jugement, à oser aller au-delà de certaines craintes, de certains respects ; lesquels risqueraient sinon de devenir autant de barrières imperméables. Ainsi, l’interdiction du port de signes religieux dans l’espace de l’école constitue un jugement (et non une marotte absurde) qui se caractérise par sa confiance dans ce que les êtres humains ont en commun, au détriment de ce qui les différencie. Cette interdiction dans le cadre scolaire équivaut à un refus : au refus de heurter les sensibilités — idéologiques — de chacun. C’est aussi mettre en avant ce qui nous relie et apprendre à considérer que ce qui nous sépare, si cela est aussi par ailleurs une richesse, peut et doit être secondaire dans l’économie des relations humaines.

L’apprentissage de l’interculturalité, à l’école, c’est cela au bout du compte : apprendre à être pleinement universel, sans renoncer pour autant à ses autres dimensions mais en refusant que celles-ci soient autant de freins ou de frontières.

Rossano ROSI
Directeur de l’Institut Saint-Dominique (Bruxelles)

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