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R comme... RÉVEIL

par Jacqueline Bourguignon, ancienne professeure d’histoire de l’art

LE RÉVEIL
Nouvelle

Elle se retourna et, à tâtons, posa la main sur la sonnerie ! Dur ce réveil ! Les activités se succédaient en ce mois de juin 2004 ; la plupart en soirée ! La vie d’artiste quoi ! Alors, se lever tôt !
Pourquoi diable d’ailleurs tout le monde devait-il commencer sa journée de travail en même temps ? Pourquoi diable les écoles démarraient-elles toujours si tôt ! Pourquoi diable…
Allez, encore deux minutes et puis elle se lèverait. À ses côtés, Vean dormait encore profondément, le veinard !
— Bacqueline, réveille-toi ; tu ne devais pas te lever plus tôt ?
— heu, oui…
Elle consulta sa montre ; il était 7 h ! Elle s’était rendormie !
— Ciel ! je suis d’office en retard ! Tu veux bien téléphoner ? Tu n’oublies pas ?
Non, il le ferait, c’est promis, elle pouvait partir tranquille.

La route ne serait sans doute pas trop chargée aujourd’hui ! Un vendredi ! Le temps était clair et si doux ; elle irait par Tervueren, c’était plus beau... l’impression de partir en vacances par des petites routes qui traversaient les villages, et surtout, voir les étangs. À chaque moment de l’année, la lumière et les couleurs étaient différentes. Bacqueline ne se lassait pas de les capter, à travers la trouée d’arbre qui dévoilait les plans d’eau depuis la route. Pour ce tronçon elle roulait lentement, à l’affût du point de vue le plus large.
Ce moment seul suffisait à donner sens à la journée. Pourquoi fallait-il aller plus loin ?

Vean humait avec délices l’odeur du thé. Une vieille habitude depuis leur voyage au Sri Lanka. Il avait appris à jouer avec les subtiles palettes de cette boisson. Un petit bonheur en plus. La journée commençait bien : la chatte se léchait dans une tache de soleil naissant.
Vean savourait son petit déjeuner. Aujourd’hui, il avait un peu de temps : l’accrochage ne commençait qu’à deux heures. Il présenterait trois gravures et deux dessins. Économiste de formation, il avait découvert le plaisir de créer et ne pouvait plus s’en passer. Il est vrai que Bacqueline...
— Ciel ! Le coup de fil ! Je suis d’office en retard ! Il se rua sur le téléphone.
— Qui ? oui ! Madame Jourdunon ? Oui, elle transmettrait à Madame Friesp. Il pouvait y compter.

Dans sa cabine d’accueil, telle une vigie dans un bathyscaphe, Nariamme suffoquait ; très à l’étroit, elle était pressurée par les messages et les appels ; ils remplissaient presque toute la pièce. Elle perdait aussi beaucoup de temps à ouvrir et fermer son hublot : les élèves, les parents et les professeurs avaient sans cesse des demandes à lui faire. C’était véritablement épuisant. Bon ! Elle allait appeler Madame Friesp.

Ah, ces papiers à ranger d’urgence ! Et la clé de l’audio ! encore une chance qu’elle la retrouve : ça faisait trois jours qu’on la cherchait ! Bon, l’ordinateur qui plante maintenant ! Il ne manquait plus que cela !
— oui ? des examens ? vous les déposez dans le casier de Monsieur Tiritibonckx
Chaque journée était aussi folle ! De folie en folie, la vie passait !

Monsieur Tiritibonckx était particulièrement sur le qui-vive aujourd’hui. En tant que commandant de bord de l’école, il était responsable du bon déroulement des examens. Pas facile à gérer tous ces horaires, ces locaux, ces surveillances. Chaque année c’était le même grand branle bas de combat : chacun devait monter sur le pont et être à son poste, de plus en plus vite, de plus en plus fort. L’équipage était épuisé. Le voyait-il ?

Monsieur Tiritibonckx aimait son paquebot, il en était très fier. Madame Friesp aussi d’ailleurs. À juste titre, il faut le dire ! L’un et l’autre ne ménageaient ni leur temps ni leurs efforts pour veiller au bon fonctionnement des rouages de cette machinerie complexe.

C’était une tâche harassante, de tous les instants. Il fallait que le moindre engrenage soit bien huilé. Chacun d’eux disposait d’ailleurs, dans son bureau, de deux burettes à huile pour entretenir cette mécanique gigantesque. L’une à encre, et l’autre informatisée. À la plume ou à l’ordinateur, de leur bureau, ils réglaient toute la marche de l’École. Le temps était ainsi structuré, réparti, partagé, imposé, fragmenté, organisé, et rentabilisé au maximum. Chaque professeur recevait les consignes du jour au fur et mesure dans son casier.

Cela faisait beaucoup de papiers : des verts, des rouges — les plus urgents —, des blancs. La semaine dernière, un casier s’était effondré : trop de poids. Les papiers avaient volé dans la pièce, laissant une grande tâche d’huile...
Il arrivait que les professeurs ne lisent plus les papiers, ou alors, en diagonale. Comment compter sur un équipage qui lit les papiers en diagonale ? Il faudrait écrire un papier, rouge, pour demander de lire les papiers !

Bacqueline avait décidé de s’arrêter : oh, pas longtemps, l’espace d’un instant... de toutes façons, elle était en retard, et l’École était avertie. Être en retard en ayant tout fait pour arriver à l’heure, c’était le stress intégral. Mais être en retard après avoir fait prévenir, c’était beaucoup plus supportable.
Elle avait garé la voiture, s’était approchée de l’étang et humait maintenant l’air tiède de toutes ses narines. Le soleil se montrait ; ce serait une belle journée. Elle s’installa dans l’instant, calmement, et ferma les yeux. Aussi ne vit-elle pas la fine bulle translucide qui s’était formée autour d’elle. Elle eut l’impression de s’endormir et de sentir le temps se dilater, de par la force de son désir et de sa concentration.
— Juste deux minutes : il n’est que 8h 25...
Quand elle rouvrit les yeux, la lumière avait changé sur l’étang. Les groupes de canards étaient maintenant à l’autre bout de la crique. Comme tout paraissait étrange. Avaient-ils pu nager si loin, si rapidement ?

Ce matin-là, les élèves de l’option Air étaient arrivés bien à l’heure : c’était leur dernier examen d’Histoire de l’Air avec Madame Jourdunon. Ils avaient adoré leur option ; ivres de grand air, ils ne pouvaient plus s’en passer. Dans les musées de Madrid, il parait qu’ils étaient comme fous, et dansaient en riant à travers les courants d’air. Plusieurs d’entre eux, bien qu’enrhumés, allaient poursuivre leur vol dans les métiers d’air.
Impatients et un peu nerveux, ils attendaient leur professeur. Mais, curieusement, le temps n’avançait pas vite aujourd’hui. Il leur semblait être là depuis des heures. Il n’était pourtant que 9 heures dix. L’un ou l’autre commençait déjà à sentir la faim.

Et voilà ! Un grain de sable qui grippait la machine ! Monsieur Tiritibonckx était nerveux. À quoi rimait ce coup de fil ? Madame Jourdunon serait en retard ce matin ; soit, mais de combien d’heures, de combien de journées, de combien de semaines. Rien n’avait été précisé. Madame Friesp n’avait même pas été avertie.
Qu’allaient devenir les élèves de l’option Air ? Il fallait qu’ils le passent, cet examen.
Parfois compliqués ces gens d’air..., disons, insaisissables, imprévisibles... Mais d’autre part, quel bonheur d’avoir de l’air dans une école. Cela compensait bien quelques grains de sable. Monsieur Tiritibonckx savait de quoi il parlait : il était lui-même grand amateur d’air.
N’empêche ! Ce matin, comment régler ce problème ?
Il se dirigea d’un pas ferme vers le local d’Histoire de l’Air pour prévenir les élèves. En descendant les escaliers, il jeta un bref coup d’œil sur sa montre.
— Ciel ! Je suis d’office en retard ! Comment est-ce possible. Il leva les yeux, et regarda le ciel : c’était la lumière de l’après-midi. Pourtant, il n’était que 9 heures quart ! Près du local d’Air, il n’y avait déjà plus personne.

Au JT de 15 heures, la nouvelle éclata comme une bombe. Fulgurante, ahurissante.
Monsieur Tiritiboncks et Madame Friesp, dans leurs bureaux respectifs, n’en croyaient pas leurs oreilles. Partout, sur toutes les chaînes radio, le même message se répandait : sur Bruxelles, la Belgique, le Monde...
— « Pour une raison indépendante de notre volonté, la journée de demain n’aura pas lieu ! »
Ils regardèrent leur montre, d’instinct : elle était arrêtée à 10h10 : le sourire des horloges.
Le temps s’était ralenti, le temps s’était étiré, le temps s’était arrêté.
Il n’y avait plus de temps !
Bacqueline se retourna et, à tâtons, posa la main sur la sonnerie. Dur ce réveil ! Allez, il était temps de se lever pour arriver à l’heure à Bruxelles.
Bon Dieu, quel rêve ! Il faudrait qu’elle en parle aux deux diros !

Jacqueline Bourguignon
11/12 juin 2004