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Animation : le hasard

Conférence d’Isabelle Stengers à l’Institut Saint-Dominique
dans le cadre de « La Fureur de Lire »
Vendredi 20 octobre 2006

Le hasard

Le hasard présente des facettes multiples. Ce mot n’a pas été défini par la science contrairement à l’électron par exemple qui est une créature de la science. Le mot hasard existait avant l’apparition des sciences et il existe encore en dehors de la science.
Les scientifiques ne sont pas du même avis sur son rôle et sa définition.

Les dés et la flèche

Comment représenter le hasard ? Une des premières figures qui vient à l’esprit est celle du lancer de dés : véritable instrument de jeu de hasard. Chaque face a-t-elle vraiment une chance sur six d’apparaître ? Comment la science explique-t-elle cela ?
Le dé a existé comme instrument, permettant de réaliser une idée humaine, bien avant qu’une science puisse expliquer pourquoi il y a la même probabilité qu’il tombe sur chacune de ses six faces. Les dés doivent leur existence à l’idée de hasard. Ils sont produits par les hommes pour créer une situation de hasard : « Alea jacta est ! » Ils répondent à une exigence humaine, et y répondent de manière approximative.
Pour être parfait, un dé devrait être parfaitement équilibré. Un dé concret pourra toujours tomber un peu plus souvent sur une de ses faces, ce dont on ne peut se rendre compte que sur une très longue série de coups. Ce qui importe c’est que le défaut ne soit pas utilisable, c’est-à-dire qu’un joueur ne puisse pas gagner grâce à lui.
Ce qui caractérise un jeu de hasard est ce qu’on sait - sur une longue série de coups un dé tombe en moyenne autant de fois sur chaque face – et ce qu’on ne sait pas - on ne sait rien sur chaque coup individuel. Même si vous avez obtenu (par hasard) sept fois la même face, disons « 3 », à moins que le dé ne soit truqué, au huitième coup vous avez encore et toujours la même probabilité pour les six faces. La face « 3 » n’est pas moins probable que les cinq autres. En d’autres termes, il n’y a pas de « force de rappel » pour diminuer les chances du « 3 » et rétablir la moyenne..

Pour les physiciens d’aujourd’hui, le dé illustre le cas de systèmes « sensibles aux conditions initiales » : sa trajectoire est « déterministe » : à un point de départ (lorsque le dé quitte votre main) correspond un résultat. Mais la moindre petite différence entre points de départ peut aboutir à un des cinq autres résultats possibles. En contraste, le mouvement de la flèche (finement équilibrée) soigneusement ajusté en direction de la cible par l’archer est un mouvement qui atteint sa cible malgré de petites différences. La flèche est l’instrument de ce qui est le contraire du jeu de hasard, un art de la précision, parce que une petite différence initiale ne donne pas d’énormes conséquences.

Ces deux types de mouvements sont tous deux considérés par la physique comme soumis au même type de loi. Ce qui pose un problème : qu’est-ce qui est le plus important, la soumission à la même loi, déterministe, ou la différence très concrète entre un dé et une flèche ?

Le bannissement du hasard

A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, la science phare est la physique. C’est l’époque où l’astronomie triomphe, où les astronomes sont devenus capables de calculer la trajectoire des planètes, et de prévoir leur position dans l’avenir.
Au XVIIIe siècle, Laplace écrit un traité des probabilités qui selon lui reflètent notre savoir partiel. Pour lui, connaître c’est pouvoir prévoir comme le font les astronomes. Il est persuadé que tout phénomène est déterminé et que le hasard n’existe pas : il n’est que le masque de notre ignorance. Pour lui, nous pourrions prévoir l’avenir si nous connaissions la position et la vitesse de chaque particule de l’univers. Laplace invente un « démon » omniscient qui, contrairement aux hommes, aurait une capacité de prendre en compte tous les éléments que l’intelligence humaine est incapable de maîtriser. Pour ce démon, il n’y aurait pas de différence entre le mouvement des dés et le mouvement de la flèche. Il saurait tout, y compris tous les détails de la vie de chacun d’entre vous, parce que de son point de vue tout l’univers, y compris vous, est fait de corps en interaction, soumis à des lois déterministes.

Pour un déterministe, les lois de la nature nous imposent de dire que le hasard n’est que le résultat de l’ignorance humaine. Tout est déterminé et le hasard est la « poubelle » de l’inexplicable.

Actuellement, il y a encore des partisans du déterminisme de l’Univers.

Le chaos ou l’effet papillon de Lorentz

Définir l’état d’un système avec une grande précision est très difficile (ex. le climat). La moindre imprécision dans la description peut entraîner des effets gigantesques et parfois dramatiques. On dit souvent qu’un battement d’aile de papillon peut entraîner, quelque temps plus tard un cyclone à l’autre bout du monde, mais le battement de l’aile n’a rien de spécial. Ce que cela veut dire est que deux évolutions qui partiraient de deux situations initiales presque tout à fait semblables – un battement d’aile de différence – peuvent « diverger », c’est-à-dire devenir tout à fait dissemblables – avec l’une il y aura ce fameux cyclone, avec l’autre pas. Ce sont des systèmes « chaotiques » alors qu’ils sont soumis à une loi déterministe.
Cela pose un problème au démon de Laplace, car il ne peut plus simplement « mieux voir » et « mieux calculer » que nous. Son savoir devrait avoir une précision absolument infinie. Un observateur démoniaque pourrait localiser chaque particule avec une précision disons d’un million de chiffres après la virgule. Mais si on a un système chaotique, cela ne suffit pas : il y aura un « horizon temporel » au-delà duquel tout ce savoir ne permet plus de rien prévoir, et le démon sera, comme nous, réduit à des probabilités.
Le chaos permet de comprendre comment le hasard s’introduit malgré des descriptions au départ déterministes. Pour Prigogine, la physique doit abandonner le déterminisme puisqu’on ne peut pas connaître le monde avec une infinie précision. La science est une aventure du savoir et les scientifiques doivent être plus intéressés à la découverte de la différence inattendue et intéressante entre un système « gentil » où des trajectoires voisines restent voisines et un système chaotique qu’à une vision du monde qui n’a plus rien à voir avec les questions qu’un scientifique peut poser. La différence entre des mouvements comme celui du dé (chaotique) ou celui de la flèche (« gentil », stable) doit compter. Ou alors on parle de Dieu, de la vérité du monde tel qu’il est, tel qu’il a été créé, et l’on se tourne vers la théologie ou on se tourne vers la philosophie qui pose les questions de manière encore différente. A-t-on le droit de mélanger sciences, philosophie et théologie ?

Le stoïcisme

Un philosophe peut être déterministe pour des raisons philosophiques. Les stoïciens étaient des adeptes du déterminisme, mais c’était une sorte de philosophie de la sagesse qui montre comment vivre dans ce monde sans s’attacher à rien, sans être torturé par la peur, la haine, par l’envie… Accepter que ce qui arrive devait arriver, aimer le destin auquel on ne peut rien, auquel on ne peut échapper, cela n’a rien à voir avec de la science.

William James

Les philosophes ne sont que rarement d’accord, c’est la beauté de la philosophie. Par exemple, au début du XXe siècle, William James, philosophe américain, a affirmé que le déterminisme scientifique était invivable parce qu’il interdisait à chacun de regretter quoi que ce soit.. Si tout se produit comme il se doit, tout ce qui arrive était inévitable, même le crime le plus horrible. On n’a pas à regretter que Julie et Melissa n’aient pas pu être sauvées. Alors que les stoïciens auraient dit : voici ce qui est sage, James dit : voici ce qui nous réduit au désespoir ou au cynisme. Nous n’avons aucune prise sur le réel. D’ailleurs, si le déterminisme était vrai, la science n’aurait pas existé. Les scientifiques ne s’activeraient pas à essayer de comprendre, puisque cela veut dire qu’ils essaient de produire des faits ou des arguments qui fassent réfléchir les autres. Ils ne sont pas « stoïciens », essayant d’accepter les choses comme elles viennent et ils ne considèrent certainement pas que ce qu’ils pensent est simplement le résultat de lois déterministes. James n’oublie donc pas d’où viennent les savoirs. Si le déterminisme total existait on ne pourrait même plus penser pour soi – même, ni argumenter. Souvent les scientifiques « s’oublient » eux-mêmes dans ce qu’ils décrivent.

Ceci dit, il ne suffit pas d’opposer hasard et déterministe, car chaque science donne une définition particulière au « hasard ».

Darwin et l’évolution biologique

Un simple exemple. Selon Darwin, le développement du cou de la girafe, par exemple, est dû à des raisons aléatoires, pas au besoin que la girafe éprouverait d’atteindre les feuilles des arbres. Il y a des variations dans la descendance des vivants, et si une variation « convient », si elle permet un avantage quelconque, elle sera (parfois) transmise à plus de descendants, qui eux-mêmes auront (parfois) plus de descendants, bref elle pourra être conservée, ou sélectionnée. On n’explique les variations ni par l’activité, ni par l’environnement de l’être vivant, c’est pourquoi on dit qu’elle est « au hasard ».
La théorie de l’évolution n’explique pas l’histoire humaine : par exemple, savoir lire ne se transmet pas par la biologie mais par les techniques et l’apprentissage. La nouveauté qu’a constitué l’écriture, puis l’imprimerie, n’a pas pour origine une variation aléatoire.

La science et le hasard

Qu’est-ce qu’une science doit ou ne doit pas expliquer ? C’est là, souvent que le hasard intervient. Prenons une infection, liée à une blessure. On peut expliquer l’infection, l’invasion du corps par des micro-organismes qui sont entrés par la blessure. Mais pourquoi s’est-on blessé ce jour là ? Et pourquoi cette blessure là s’est-elle infectée ? Si vous insistez pour avoir une réponse on vous dira que c’est le hasard, la faute à pas-de-chance, et que nous devons être fiers de ne plus croire à la sorcellerie, aux mauvais sorts. Accepter le hasard, c’est donc être rationnel, dans ce cas.
Pourtant nous qui sommes fiers d’accepter le hasard, nous ne l’aimons pas, nous essayons de trouver de bonnes raisons à nos choix, de lutter contre le hasard. Le tirage au sort pour l’attribution d’un emploi par exemple n’est pas admis, même si les différences sont insignifiantes, et même si nous savons à quel point ces différences sur lesquelles on juge sont dues à du hasard, pas seulement le hasard de la naissance, mais aussi de la grippe qu’on a eu juste avant l’examen de sélection. Dans l’Antiquité, les Grecs honoraient le hasard et ils pratiquaient le tirage au sort des gouvernants par exemple. Faire intervenir le hasard lorsqu’il y a de petites différences qui vont avoir des conséquences importantes serait peut-être intéressant. On ne se culpabiliserait pas : on dirait « c’est tombé sur moi ! ». Nous sommes « méritocratiques » : j’ai réussi, c’est grâce à moi, tu as raté, c’est de ta faute.

Les hasards qu’on ne supporte pas

En anglais, « chance » et « hazard » ne signifient pas la même chose : chance est neutre, mais hazard a un sens négatif, désigne les dangers, les risques d’accidents par exemple.
Ce qui est intéressant, à ce sujet, est que certains de ces risques sont vécus comme normaux et d’autres comme insupportables. Par exemple, les accidents de la route sont considérés comme inévitables, ils font partie des statistiques alors que les accidents d’avion sont inacceptables - ils font d’ailleurs la une de l’actualité lorsqu’ils surviennent, et il y a toute une enquête pour essayer de les éviter dans l’avenir. La différence entre les deux nous semble « normale », mais c’est avant tout parce qu’elle fait partie des habitudes, qui sont liées à l’histoire.

Hasard et contrôle

Les habitudes changent, et la technologie permet parfois de les faire changer très vite. Ainsi, le sexe d’un enfant était vécu comme « hasard », il fallait l’accepter. Mais il est possible, en raison des nouvelles techniques de procréation assistée, que ce hasard devienne insupportable, puisqu’on pourrait choisir. De même avec les maladies – le tri des embryons a déjà lieu pour des maladies certaines mais on commence à le pratiquer pour des risques de maladies comme le cancer par exemple. Jusqu’où peut-on aller ? Que laisse-t-on au hasard ? Quelles limites imposer au contrôle ?
Jacques Testart, pionnier de la fécondation in vitro, a abandonné cette pratique et a affirmé que nous ne sommes pas prêts, que nous glissons sur une pente savonneuse. Notre culture « anti-hasard » fait que nous pourrions bientôt juger insupportable de ne pas contrôler tout ce qui pourrait l’être, et cela sans avoir de prise sur les conséquences de ces nouvelles habitudes, sans même les penser vraiment.
Le passage du hasard au contrôle requiert une grande sagesse, et nous sommes terriblement imprudents en acceptant comme progrès tout ce qui permet de lutter contre le hasard, tout en renvoyant au hasard, à l’imprévisible, les conséquences de ce contrôle. Notre maîtrise des technologies se développe plus vite que notre capacité à en penser et à en gérer les conséquences.
C’est à force de tisser des liens entre les événements et les idées que les hommes s’élèveront vers la sagesse.