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Il était une fois un navire... (Discours des 75 ans)

Édito "75 ans" de Monsieur Rosi

Il était une fois un navire voguant depuis septante-cinq ans avec des dizaines de milliers de passagers à son bord… Une école, un navire : il y aurait bien des points communs à trouver, à commencer par les bouées de sauvetage. Car ici, les esprits chagrins pourraient bien être tentés par une cruelle métaphore et se dire qu’une école, à l’image de l’enseignement, ressemble un peu au Titanic.

C’est gros, c’est lourd, ça a la mission un peu prétentieuse de vouloir transporter la société tout entière, de la première à la troisième classe. Ça s’aventure sur des mers dangereuses, ça finit toujours par heurter un malencontreux iceberg sous forme de décret ou de trou budgétaire. Mais non, en fait. Ces apparences ne justifient pas cette malheureuse comparaison : une école, même si elle ressemble parfois à une espèce de paquebot, n’est pas le Titanic.

Et pourtant, si navire il doit y avoir, c’est à un autre genre de navire qu’il s’agit de penser.

Il était donc une fois un navire — ou plutôt : un vaisseau (le terme est plus joli) dont la légende raconte qu’il a été maintes et maintes fois rafistolé. Ce vaisseau est resté célèbre dans toute l’Antiquité, et il l’est encore aujourd’hui, quoique un peu moins que la nef Argo ou que, précisément, le Titanic  : c’est le vaisseau de Thésée, celui que le futur roi d’Athènes utilisa pour partir combattre le Minotaure et pour, après avoir abandonné Ariane sur une île déserte, en revenir victorieux. Le mythe raconte d’ailleurs que Thésée oublia de changer les voiles du vaisseau.

Ce grand distrait aurait dû mettre des voiles blanches pour signifier à son père, le vieil Égée, que son entreprise périlleuse avait réussi. Hélas, Thésée laissa les voiles noires et son père se suicida en se précipitant dans la mer qui porte encore aujourd’hui son nom. Tout ça n’a rien à voir avec l’Institut Saint-Dominique, convenons-en. On a beau avoir quinze lustres ou trois quarts de siècle, notre équipage ne remonte pas quand même à l’époque de Thésée et nous n’avons jamais oublié d’en changer les voiles lorsqu’il le fallait. Si l’Institut Saint-Dominique peut nous faire penser aujourd’hui au célèbre vaisseau de Thésée, c’est à cause de la légende que Plutarque, un auteur grec de l’époque de l’Empire romain, raconte à son sujet. Plutarque nous rapporte que les Athéniens étaient si fiers des exploits de leur roi qu’ils avaient conservé son vaisseau en veillant à l’entretenir scrupuleusement. Ainsi, ils en changeaient régulièrement telle ou telle planche de bois, tel ou tel morceau de voile, si bien qu’après un certain temps il n’est plus rien resté du vaisseau d’origine…

Cependant, tous s’accordaient pour dire qu’il s’agissait quand même du vaisseau de Thésée. Il a beau avoir été complètement remplacé dans les différentes pièces qui le composent, ce vaisseau est toujours resté pour les Athéniens le vaisseau de Thésée. Or Plutarque, qui est aussi un peu philosophe sur les bords, se demande si les Athéniens ont tort ou raison. Ont-ils raison de considérer que ce vaisseau mille et une fois rafistolé était bien resté celui de Thésée ou s’il n’était pas devenu un tout autre vaisseau.
Vous me voyez venir : en supposant que l’Institut Saint-Dominique est le vaisseau de Thésée, on peut se demander si, au fur et à mesure des changements successifs qui ont fait que les élèves et les membres d’équipage de notre navire ne sont plus exactement les mêmes d’année en année et sont même aujourd’hui complètement différents de ce qu’ils furent un jour, on peut donc se demander si l’Institut Saint-Dominique est bien resté l’Institut Saint-Dominique.

Les personnes changent, les fonctions se transmettent, les générations se succèdent ; mais la tradition de notre identité reste-t-elle ? Peut-on considérer que nous sommes toujours le vaisseau de Thésée ? Sommes-nous en droit de considérer que nous sommes toujours cet Institut qui a été fondé il y a septante-cinq ans désormais par une poignée de courageuses Dominicaines (et du courage, il en faut sacrément pour fonder une école : on en sait quelque chose par les temps qui courent), par une poignée de courageuses Dominicaines, disais-je, dont nous n’entrevoyons plus même l’ombre de la coiffe aujourd’hui ? Si nous devions être, par un coup de baguette magique, transportés en ce temps désormais lointain, nul doute que nous serions troublés par certaines différences qui nous sauteraient aux yeux.
Mais nul doute aussi, et c’est le point que je voudrais souligner, que nous retrouverions une atmosphère familière : cette atmosphère si particulière qui fonde la pédagogie de notre école et qui a contribué à faire de nous d’indécrottables Dominicains.

La Direction — discours prononcé à l’occasion des 75 ans